Au SALON DU LIVRE de LARAMIERE  le 20 Aout 2020 - 
Mr Jean Claude DROUOT a lu la NOUVELLE "Le repas de NOËL" de Jean KUBLER devant un auditoire attentif et ébahi comme en témoignèrent les applaudissements.
Merci à toi Jean Claude. 


Voici le texte :  ​ LE REPAS DE NOEL

Peut-être, suis-je Knok, le chien. Petit bâtard ordinaire, vif et curieux. Je suis l’éclaireur de la petite troupe. J’apparais et passe inaperçu. Je suis bas sur pattes, vil et moche, blanc et noir avec une queue droite qui gratte le ciel et une tête de Dogue français dont le nez aurait grandi et dont la truffe, surdimensionnée, s’agite en tous sens à l’affût du moindre fumet. Mes oreilles en forme de feuilles, démesurément pointues,  captent tous les sons, ultrasons et infrasons. Je suis une vraie station de surveillance. En fait, tout mon petit corps est attentif à sa survie et à celle de ceux qu’il aime, et dans mes yeux brille une étoile.   

Ou alors, Je suis le chat, Holsen. Je sais que ce couillon de Knok  veille au grain, alors je vis ma vie, et ne reviens que lorsque j’ai vraiment faim. Bien que jeune, je suis un vieux filou décharné, au pelage gris tigré de noir, parsemé de cicatrices plus ou moins récentes, dont certaines sont, sans doute, les témoins de mes vies antérieures. J’ai une petite tête malicieuse, un museau prononcé, de gros yeux qui semblent voir aussi bien devant que derrière, dehors que dedans et un trognon de queue réduit à une misère suite à cette bataille pour une jolie chatte de luxe, la Cougars des beaux quartiers. Moi, un vrai chat de gouttière, avec, comment c’était son nom? Taïta c’est ça, elle s’appelait Taïta. Vous y croyez, vous ? Elle a vécu très longtemps, vingt deux ans. Pour tout vous dire, un jour elle a disparu, sauf dans mon cœur. C’en était fini de notre amour impossible. Elle était belle, Noire et Blanche, avec de longs poils angoras. J’aimais mordre à pleines dents dans cette douce toison, en signe d’affection. C’est l’amour de ceux qui croyaient être ses maîtres qui l’a conduite si loin dans sa vie de chat. Je me dis qu’elle est partie au paradis des chats, qu’elle nous regarde aimer, pleurer, trahir et guérir nos plaies. Elle a entamé, maintenant, une autre de ses sept vies, ailleurs, plus loin, mieux ou plus mal. Se souviendra-t-elle de moi HOLSEN le terrible, le jeunet de ses vieux-jours. Mais dans mes yeux brille une étoile.   

Je pense que je suis plutôt, Edgar, dit La Vapeur, un vrai déchet de notre société comme dirait les braves gens sans cœur. C’est le laissé-pour-compte de ce monde implacable et inhumain, ou bien un écolo hors d’âge, pas à l’heure, avant l’heure. C’est le vagabond des temps modernes, grand échalas, vouté par le temps et par le poids du monde qu’il supporte, dégingandé et fragile, au visage à la fois pathétique et filou, depuis la barbichette blanche aux cheveux un peu fous. Mon nez camus est l’héritage d’une bagarre dans un bal, à la ville. Pour qui ? Pourquoi ? Il y a si longtemps. Mais à mieux m’observer on découvre un œil vif et profond qui voit, analyse, mais jamais ne juge. Ma bouche affiche un éternel et triste petit sourire laissant entrevoir mon râtelier édenté, jauni par le mauvais tabac. Je suis une espèce d’ascète des temps modernes, Prince déchu, riche de la nature, philosophe par obligation et par habitude, courbé sur ma canne de noisetier. Je ne pèse guère plus de soixante kilos, mais le tout fait de malice et d’expériences, de bon sens et de sensibilité car je suis le porteur des vieilles coutumes et du secret des simples. Je ressemble beaucoup au « Pape des Escargots » d’Henri Vincenot. Dans mes yeux, tout un firmament d’étoiles me montre le chemin.  

Trois compères perdus dans la tourmente de la vie, vivent en moi. 
Je dois apprendre à m’aimer ainsi. C’est long. C’est difficile. Tant de personnalités doivent cohabiter. Il faut que cet état dure. Ce serait si facile de se séparer, de faire éclater ce fragile équilibre. Alors, viendraient les remords, puis les regrets, les « si j’avais su », les « on peut tout reconstruire » les « ce n’est pas de ma faute » ni de la leur d’ailleurs. J’accuserais le « pas de chance » mais que vient-elle faire là, la chance. J’ai beaucoup psalmodié sur la chance et j’en ai conclu que c’est une conjonction de paramètres et de faits que personne ne maitrise. Tout juste dois-je toujours croire en elle et lui donner le coup de pouce final, clé indispensable pour l’appréhender et qu’elle devienne « Ma chance ». 
D’autant croient qu’elle tombe sur les veinards de nature, que nenni, elle se cultive, elle se choie, c’est presque une religion, c’est un état béat qui l’attire et la favorise. Si tu crois en elle, elle croira en toi, c’est aussi simple que ça. Mais si elle passe sans s’arrêter, ne pas la maudire, elle reviendra, ce n’était pas ton tour. C’est ma philosophie, celle de La Vapeur. Ainsi je ne suis jamais déçu et je supporte ce qui, pour d’autres, serait insupportable. Et là, j’ai des étoiles dans les yeux.

Puis le temps passe, vite, très vite. Les bêtes et les hommes ont vieillis, se sont enlaidis, d’apparence certes, mais dans les cerveaux, ça s’agite, les idées fusent, les pensées se forment, s’organisent et construisent des montagnes de projets fantastiques, sans avenir, sauf dans le cœur, sauf dans l’esprit. Puis, je sens que c’est l’heure de partir, je mesure ce que je vais laisser, et c’est trop difficile. 
Partir, c’est mourir un peu, mourir c’est partir tout court…   

Un bruit familier me sort de ma torpeur. 
Bruits de gamelles et de verres qui se choquent, d’embrassades et de paroles douces qui fusent et rompent le silence de ma sieste impromptue. 
Ce sont les préparatifs du repas traditionnel de Noël. 
J’avais oublié. Nous sommes le 25 Décembre. 
Je me suis assoupi dans mon fauteuil, comme le font les anciens, dès que leurs vieilles mains n’ont plus rien à construire et peu de choses à dire. 
Du fond de la pièce mes petits-enfants, mes enfants et toute la famille viennent me chercher pour m’installer à la place d’honneur, à la place du patriarche. Eh oui, je suis le patriarche maintenant que sont passés de l’autre côté ceux qui m’ont donné la vie.
 La grande table reçoit tout ce petit monde qui grouille et s’agite pour que ce moment familial soit parfait. En face de moi, en bout de table, une place est vide, comme chaque année. C’est la place du pauvre. C’est une tradition séculaire en forme de déclaration de bonne intention. Tout le monde s’assoit. Le silence se fait avant que je cède à la tradition du petit discours. 
C’est le moment que choisit la porte d’entrée pour me signifier que quelqu’un la frappe, discrètement, comme pour s’excuser. 
Je me lève, en chef de famille, pour ouvrir à ce visiteur imprévu. 
Edgar, dit La Vapeur, est là, conforme à lui-même, appuyé sur sa canne de noisetier. 
Knok est là aussi, queue battant l’air pollué, souffle plein de vapeur, oreilles droites et œil vif. 
Holsen a déjà repéré le panier de couture de Dominique, prêt pour un copieux repas de Noël suivi d’une sieste royale.

D’un commun accord la place vide est attribuée à Edgar. Aujourd’hui, tous trois sont de la famille pour un peu de bonheur, un peu de chaleur, un peu de Noël.

Au sortir de mon fauteuil préféré, mon cœur était triste de quitter ses compagnons de rêve mais heureux de retrouver ceux du quotidien. 
Un coup de baquette magique a réuni le rêve et la réalité. 
C’est la magie de Noël.   

Mon Dieu, que la vie est belle.   

Jean KUBLER 
Vaylats le 23/12/2019